AU CREUX DE TOUS LES CREUX - 1959

Quelle mort attendait le parcoureur de nuit
À grandes enjambées ? Plus ne va ni ira.
Doucettement, il a, au charme de la pluie,
Fait ramollir son coeur que la course cira.
Parchemin, mon ami, je te croyais savoir,
Malgré le temps, malgré mon grenier qui jaunit
Cependant, je croyais connaître mon avoir :
Mon grenier contenait revivante momie !
Ces histoires relues nous semblèrent très tristes
Et nous vint le regret du temps où nous en rîmes
Mais il nous reste que, même close, la liste
Pèse sur notre coeur à raison et à rime.
L'arbre qui ramassait ses feuilles à l'automne
Marchait sur les chemins encore trempés de pluie ;
Chacune murmurait son regret monotone :
"Tu as beau regretter, tu n'y peux rien, je suis."
Parchemin raconteur de très vieilles histoires
L'eau a fait reverdir tes lettres oubliées ;
Le parcoureur de nuits ne l'est plus de nuits noires
Sous son fardeau de peines et de chagrins liés.
Larmes nous retenant aux portes de la nuit
Lorsqu'un instinct très fort nous fait dresser la tête
J'écoute mon envie, j'écoute encor et puis,
Et puis j'entends tomber tes larmes qui m'arrêtent.
Pan a posé sa mélodie  sur notre épaule
Comme un ami aimé se rappelle à nous
Et entre nos deux coeurs une aiguille s'affole
Pour courageusement indiquer le plus fou.
Mille années n'ont pas eu raison de ton courage
Mille années ont passé et les secondes tuent :
Chacune arrachera sa lassée du voyage.
Feuilles, quel vent d'automne eut fait telle battue ?
Demain, il nous faudra choisir d'autres mystères ;
Abandonnons ! Mot mien, je te sais de tout temps ;
Peu de temps suffiront à ranger nos affaires
Dépliées il y a peu pour un désir tentant.

Ce souvenir vrilleur de choses très anciennes
Nous l'avons caressé comme l'ivoire vieux
Oublié au logis toutes closes persiennes
Et qu'au jour du retour nous avons trouvé mieux.

Je me rappellerai de ces pâles pays
Où le hâle des vents ouvre toutes les portes
Et celui du soleil donne droit à saillie :
Je ne conduirai plus de combat de la sorte !
Aujourd'hui, nous brisons les pierres avec les dents ;
L'huile du temps passé nous apparaît donc douce ;
Au coulé du goulot de notre flacon d'ans
Un souvenir heurte un souvenir qui le pousse.
Un aboi cisailla le fil de nos dormies
Et comme un chien aimeur le jour se précipite
À l'étreinte violée. Rien à faire hormis
De maîtriser du fouet notre troupeau de mythes.
L'instant de la fumée ! Que cette chose est bonne !
Je tire posément sur le film passant ;
Quelle cendre tombée des jours passés jalonne
De sales petits tas nos souvenirs lassants ?
Dans mes oublis parfois des époques me viennent
Rappeler leur être : Abandonnons ceci !
Nous mènerons bientôt de grands jeux de marelles
Tantôt vers les enfers, tantôt en paradis.
J'ai crevé mon esprit pour chercher les ciseaux
À tomber comme un pré ces illusions perverses
Éjectées du passé, fantasmes du cerveau
Maraudant en la nuit de personnes non tierces.
Enfermés en nous-mêmes au milieu de la nuit
Nous avons recueilli des rythmes intérieurs
Posés comme des pierres, paravents ennemis,
Et les acides lents des nuages extérieurs.
Quand claquent de retour toutes les joies passées
Lorsque dans le brouillard nous voguions à l'estime
Vers quelque étoile verte ou quelque perle pâle,
Tous ces demains prévus nous font regretter hier.
Ta pureté marque mon passé de noirceur.
Pourquoi enfin ai-je déplié mes bagages ?
Était bonne la route, de même que la halte
Mais, dans tes yeux lieurs, je crois lire "Arrivée".
De quoi suis-je donc plein ? De regrets ? De remords ?
Pourquoi cette question que ta présence pose ?
Mes étoiles pâlies ravivent leur éclat ;
Des remords ? Allons donc, mes joies n'étaient point fausses
La crainte de briser une enveloppe sûre
Chaque soir nous retient auprès de notre feu
À bâtir notre amour de brassées de silence
Si léger parce que tien, si léger parce que mien.
Qui me jettera donc mon passé à la tête
Pour briser comme un oeuf tous ces enchantements,
Ce miroir déformant où mon visage triste
Apparaît souriant et heureux de son sort ?
Quelle année a été le jour de ta naissance ?
Quel berger rassembla en troupeau les étoiles
En haut du ciel serein pour qu'elles te possèdent
Chacune à son tour, Chaque-jour-différente ?
La porte m'appartient et ne l'ose franchir
Quand je sens la pesée de la nuit sur les murs
Je me sais à nouveau frère des chiens errants
Aux muscles tous noueux de plombs sales de rage.
Sûr, je vous dis salut, vous amants de la nuit
Pour la compénétrance aux fenêtres ouvertes ;
Qu'ils veuillent bien entrer tous les destins des morts,
Tous les rêves passés des grands rêveurs du monde !
Le soir, il faut mouiller, bien à l'abri, vos ancres.
Nous écoutions, bien sûr, mais dans nos têtes  folles
Des rêves imprudents construisaient notre envie
De noirs vaisseaux, la nuit, navigants à l'espère.
Fort loin nous a mené cet espoir de prodiges
Que Marcus le Marin sans cesse ressassait
Pour les yeux agrandis de l'école marine
Jusqu'à trouver un jour les prodiges en nous.
Frères des loups, renard et toutes bêtes noires
Écoutez donc l'appel lancé plus d'une fois.
Le cordier veille tard pour nous tresser des cordes
À orner, dans le ciel, de toute ombre le cou.
Je suis fils de la nuit, contenu dans le noir.
Harmonie ton sur ton, qui de nous deux est l'autre ?
Jamais je ne l'ai su, nous nous appartenons
Quand j'écoute ouïe tendue notre coeur qui palpite.
Frères vivants, les morts craignent nos cris de mort ;
Ils rejettent la nuit hors leurs murs, hors leurs portes
Et blottissent leur corps dans de fins draps de lin
Pour jouir de la peur de nos erres nocturnes.
Qui hante dans la nuit nos ruelles obscures ?
Dormez tous, braves gens aux oreilles tendues ;
Il n'a jamais violé, le voyou,  vos pucelles
Et partout où il va, il était attendu.
Le jour, je suis à tout  regard sous le soleil
Mais la nuit, j'appartiens à l'odeur la plus forte,
Aux sangliers, aux loups, aux cerfs et aux élans,
Aux paniques plaisirs, aux forces telluriques.
Au creux de tous les creux, ma lampe veillera
À repousser au loin sa ration de ténèbres ;
Discrètement, un vieux syllabaire dira
Tous ces vieux mots discrets qui commencent par B.
Le fort métier de l'huis, d'autres chênes l'ont su !
Je suis frères des loups au seul passé de porte ;
Frères dans la noirceur, dans mes desseins conçus
D'éprouver toutes clefs et tous ceux qui les portent.
Au creux de tous les creux, on soupire et l'on aime.
Chaque phrase tracée se remplit de douceur ;
L'on oublie tous les mots qui commencent par M,
Susurrés par le coin d'une bouche qui meurt.
Dans le grand vent du noir, on tue, on pille, on viole.
On signe avec du sang des parchemins sanglants.
On brame, on crie, on hurle, on aboie ou l'on miaule
Sa joie, sa peur, sa faim, sa douleur, ses amants.
Au creux de tous les creux, j'ai ma place sculptée.
Une huile douce fume, éclaire aussi mon livre.
Ils oublient d'où je viens et ceux que j'ai quittés
Pour ébranler, pas lourds, cette douceur de vivre.
Là où le vent agit, toujours on lui fait face.
Là où tombe la nuit, l'on néglige l'abri.
Là où la neige tombe, l'on efface ses traces.
Là où la foudre tue, l'on croque les débris.
Au creux de tous les creux, le feu est un ami
Ronronnant à nos pieds, créateur de mystères.
Au creux de tous les creux, la porte est une amie
Retranchant le foyer aux forces de la terre.
Mes frères de la nuit qui n'aiment que la Vie
J'oublie avec vous parfois que j'ai une âme
Qui me ressaisira au bond de mon envie
Pour me mener, tout doux, songer prés de la flamme.
Sans peur, sans joie, le pèlerin des quatre temps
A questionné en vain toutes les vieilles bornes,
Fontaines aux creux placées, désirant le passant
Pour susurrer, pardi, la triste histoire morne.
Qu'importe ? À la croisée, toutes les voies sont bonnes,
Les quatre temps du sort bornent tous les chemins ;
Demain redonnera ce qu'aujourd'hui nous donne :
À jouer, comme aux dés, nos avenirs prochains.
Poursuivant nos passés comme un arbre ses feuilles
Tombées au vent venu des choses absolues
Nous avons rencontré peu de bonheurs qui veuillent
Marcher à notre pas errant, irrésolu.

Avenir et passé ! Sourde fausse monnaie
Rendue au coin des jours aux faux chercheurs de rêves.
Je suis mort, j'ai aimé, j'ai vécu, je suis né
En marchant tous les jours, pour le jour et sans trêve.